Il fait jeune, trop jeune pour elle, elle ne peut s’empêcher de le remarquer. Et bien qu’elle soit célibataire depuis son divorce avec Michel, et qu’elle ait fait le choix de mettre de côté l’amour et les concessions que cela demande, elle ne peut s’empêcher de jauger les hommes qui croisent sa route. Elle les juge comme pour se protéger de leurs regards sur elle. Elle dégaine la première et elle tire. Ainsi elle n’est jamais déçue, jamais atteinte. Mais avoir à tirer, c’est déjà être atteinte.
Aucun homme ne lui semble être digne de confiance. La vie s’est chargée de l’en convaincre. Jacob et Michel sont des exemples assez inévitables. Et Joe. De toutes ses forces, elle se bat contre cette idée. Mais elle se résigne de plus en plus à son sujet. Le souvenir de son petit bonhomme encore innocent, épargné par les épreuves qui façonnent l’âme, la hante chaque fois qu’elle se retrouve seule dans son lit. Et elle attend une lueur qui éclairerait la nuit pour la rendre moins menaçante. Elle attend un appel qui ne vient jamais.
— Alors, toi aussi tu viens du nord, Ann ? lui demande Eddy pour briser le silence de la rencontre.
— Oui, j’y suis née. Mais je ne m’y sens pas chez moi. C’est pour ça que je me suis installée dans le sud dès que j’ai pu.
— Et tu y es retournée ? Si ce n’est pas indiscret.
— Non, ça ne l’est pas, je pense que c’est pour une raison que tu dois peut-être connaître. C’est pour mon père. Il est en maison de retraite depuis quelques mois et il n’a que moi. Alors, j’ai pas eu trop le choix.
— Ça n’a pas posé de problème par rapport à ton travail ?
— En fait, non. On peut dire que j’ai un boulot peu contraignant, répond-elle un peu gênée.
— T’as de la chance. Qu’est-ce que tu fais ?
— Je suis écrivaine.
Eddy a eu un léger haussement de sourcil qui ne lui a pas échappé.
— Je peux travailler d’où je veux, c’est l’avantage. Je m’en sors en faisant quelques piges et des petits travaux de correction, à droite, à gauche.
Eddy semble surpris. Elle ne doit pas avoir la tête de l’emploi.
Elle n’a pas le cœur à se confier, elle ne l’a jamais eu.
Lui est curieux et sans gêne. Une main posée sur le volant, l’autre sur le levier de vitesse. Ses doigts sont solides et épais, comme ceux des tailleurs de pierre. Pourtant, il a un toucher délicat et les phalanges souples d’un pianiste. Son avant-bras est bronzé, plus que son visage. Il conduit tout en lui jetant des coups d’œil rapides pour analyser les expressions qui se cachent dans ses silences.
Elle n’a jamais aimé parler d’elle. Elle se retrouve là, à côté d’un homme qui semble intrigué d’un rien, fasciné tout en étant désintéressé. Il donne l’impression d’aimer le défi qu’est la découverte d’une personnalité, et la sienne n’est pas facile à entrevoir. Elle ne laisse personne passer le mur de phrases toutes faites qu’elle a agglutinées les unes aux autres tout au long de sa vie. Mais il ne semble pas du tout rebuté par la tâche, il gratte toujours plus profond, il pose des questions qui ne permettent pas de passer par des chemins tortueux. Il va droit au but. Il est l’opposé de ce qu’elle a pris l’habitude d’être. Il lui fait violence et elle se sent vivante. L’inconnu, l’aventure ou l’air des montagnes la troublent et elle ne respecte plus les codes qu’elle s’est toujours imposés avec les autres. Elle est différente. Elle est peut-être elle-même.
— Écrivaine ? demande-t-il en souriant. C’est fou, je n’ai jamais connu d’écrivain. Ce doit être passionnant comme métier. Peut-être que j’ai déjà lu un de tes livres ?
— Euh… En fait, non, ça m’étonnerait. J’ai publié un roman il y a des années, mais on m’a un peu forcé la main. J’ai eu l’impression d’écrire quelque chose de pas construit, d’inachevé et d’affreusement narcissique. Je n’en parle jamais.
— Ah… Mais tu as publié autre chose depuis ?
— Comment dire… Je suis sur un roman en ce moment, mais je ne suis pas prête, je… Oui, c’est pas un métier évident. Il faut de l’exigence et c’est quelque chose que j’ai l’impression d’avoir perdu.
Elle est étonnée d’être aussi loquace, elle va jusqu’à confesser son désarroi d’écrivaine. Si elle le pouvait, elle reviendrait trois secondes en arrière et remettrait cette phrase dans son coffre, avec tous les petits détails sur sa personnalité qu’elle veut garder secrets. Elle voudrait éviter de se mettre à nu devant un homme qu’elle connaît à peine, ce serait plus sage.
Il va la juger, il va penser qu’elle est une pauvre fille sans talent et pleine d’illusions qui erre dans un monde sans cohérence. Il va sortir une expression toute faite pour voiler son mépris. Un sentiment familier monte en elle, elle commence à le détester pour cela : la faire parler, alors qu’il vient de la rencontrer. Bien sûr, ce qu’elle exècre c’est son propre reflet dans les yeux des autres, mais c’est plus facile de les haïr que de se confronter à ses propres échecs.
— Je sais que tu viens pour une histoire de famille. Mon père m’en a dit quelques mots… J’espère que ça ne te gêne pas. Le prends pas mal, mais je pense que si t’as cette impression d’inachevé, c’est parce que tu es en quête de ta mère. Et c’est possible que ce voyage t’aide à retrouver ton exigence.
Il a piqué en plein cœur. Il a saisi l’essence de ce qu’elle est en la voyant quelques minutes. Est-elle si facile à comprendre ? Elle se met à douter d’elle-même, comme elle le fait à chaque fois qu’elle se sent à découvert. Elle ne peut pas lui répondre. À son tour, elle le dévisage sans retenue, ne se rendant pas compte que ses yeux en expriment trop. Elle voudrait lui dire qu’il ne l’a pas vexée, mais qu’il l’a subjuguée par sa clairvoyance, que ses mots l’ont réchauffée, elle, la femme sans chaleur.
Elle voudrait discuter avec lui pendant des heures, lui raconter que sa mère l’a abandonnée et qu’elle l’a appris à l’âge où les femmes s’émancipent de tout. Lui dire qu’elle sait qu’Hélène est vivante et que c’est pire que la mort, que c’est pour ça qu’elle n’a pas l’amour débordant, mais qu’elle pense avoir de l’amour, un amour fuyant, apeuré, mais bien présent quelque part en elle. On dit qu’on ne peut pas manquer de quelque chose que l’on n’a pas connu. Pourtant, l’amour manque toujours. Ann ne l’a jamais ressenti. Elle l’a confondu avec le don de soi, le sacrifice et l’attachement. Elle a douté longtemps de sa capacité à aimer. Elle s’est cherchée quelques années auprès d’autres femmes, jusqu’à penser être privée de sa féminité profonde. La violence d’un amour arraché et inconsolable manque à sa vie. Sans la folie et la souffrance de l’amour, elle a raté tellement de trains et de rencontres. Elle manque d’aimer, elle a besoin d’aimer. Elle a le cœur qui brûle. Tout ce qu’elle veut, c’est souffrir de l’amour et en mourir.
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